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Ju-Jitsu
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Débats

Lettre de maître Surace aux dirigeants
du quotidien «L’Equipe»



...à propos la «grande soirée» organisée par la fédération française de Judo pour la relance du film de Kurosawa «L’histoire du grand judo»

Stefano Surace
Journaliste
Président de la Fédération Française de JuJitsu Butokukai et du World Butokukai Institute
19 rue des Fossés Saint-Jacques 75005 Paris


Paris, le 30 novembre 1999

Monsieur Paul ROUSSEL, directeur général de «L’équipe»

Monsieur Jérôme BUREAU, directeur de la rédaction

Monsieurs éric LAHMY et Jean-Denis COQUARD, rédacteurs

4 rue Rouget-de-Lisle

92793 ISSY-LES-MOULINEAUX


Chers confrères,


                              j’ai lu l’article «La légende du grand Judo» sur le film «Sugata Sanshiro» - paru dans votre journal du 26/11/99 signé éric Lamy avec Jean-Denis Coquard - et je me dois de souligner une manipulation assez grossière que ce film malheureusement véhicule.

Ce film, censé évoquer les origines du Judo, renverse en réalité toute vérité historique.

Il transmet en fait l’idée, tout à fait fausse, que maître Jigoro Kano, fondateur du Judo (dans le film indiqué sous le nom de Shogono Yuno) ayant été agressé par plusieurs maîtres de JuJitsu, les défit et même, comme on lit dans l’article, les «ridiculisa». Et que, en voyant cela, le jeune Shiro Saigo (dans le film sous le nom de Sugata Sanshiro) qui souhaitait commencer à pratiquer du JuJitsu, choisit par contre de pratiquer le Judo en devenant disciple de Kano.

Il acquit ainsi une grande efficacité qui lui permit par la suite, grâce au Judo de Jigoro Kano, de défaire les combattants des écoles de JuJitsu qui l’avaient défié.

Or, la réalité historique est bien différente...

Jigoro Kano était élève d’une école traditionnelle de JuJitsu, le Kito ryu, où il obtint le niveau de ceinture noire 2e dan (le grade le plus haut qu’il ait jamais obtenu en JuJitsu dans sa vie).

Ce grade exprimait à l’époque, au Japon, un niveau de préparation (et d’efficacité) assez moyen, qui en tout cas n’était nullement suffisant pour obtenir le «menkyo», à savoir l’autorisation de son maître à enseigner, en ouvrant un «dojo» à lui.

Et bien, Jigoro Kano, brûlant d’impatience, crut bon d’ouvrir quand même un dojo, qu’il appela «Kodokan».

Or, lorsqu’un élève d’une école de JuJitsu ouvrait un dojo sans l’autorisation du maître, l’école avait le droit, selon la coutume de l’époque, d’attaquer ce dojo et le détruire.

En prévision de cela Jigoro Kano - qui appartenait a un famille très riche et puissante à la Cour - engagea un certain nombre de jujitsukas parmi les plus redoutables du Japon, formés dans les écoles de JuJitsu les plus performantes à l’époque.

Le plus efficace de ceux-ci était Shiro Saigo (dans le film sous le nom de Sugata Sanshiro) qui avait été formé à la célèbre école «Daito Ryu» de JuJitsu en atteignant un tel niveau que le chef de cette école l’avait désigné comme son futur successeur.

Shiro Saigo donc, contrairement à ce qu’on voudrait accréditer dans le film, n’avait pas du tout été formé par Jigoro Kano (qui avait un niveau d’efficacité infiniment inférieur au sien) mais par la plus célèbre école de JuJitsu existant à l’époque.

Pas étonnant donc que les élèves du Kito ryu, lorsque attaquèrent le Kodokan, furent défaits par Shiro Saigo et par les autres jujitsukas engagés par Kano (lesquels non plus, n’avaient pas été formé par celui-ci).

Entre autres, les élèves du Kito ryu, formés à un style antique de JuJitsu à pratiquer avec armure, où les points vitaux étaient censés être protégés, se retrouvaient très vulnérables sans cette protection (c’est d’ailleurs de ce style que Jigoro Kano tirera la plupart de son Judo, qui en a donc hérité la vulnérabilité en situations réelles).

Pas étonnant aussi que d’autres écoles traditionnelles de JuJitsu qui - indignées par le comportement de Kano - l’avaient défié, essuyèrent elles aussi des défaites par ces champions de JuJitsu engagés par Kano.

Les dites écoles furent donc battues par des grands combattants de JuJitsu d’autres écoles et pas du tout par des élèves de Kano, voire par le... Judo de Kano.

Par ailleurs Shiro Saigo - frappé par la réprobation générale des milieux d’arts martiaux, l’accusant d’avoir utilisé son savoir en JuJitsu contre des écoles de JuJitsu, et donc de traîtrise, et désavoué par son maître du Daito Ryu qui préféra confier sa succession au célèbre Takeda - ne tarda pas, très culpabilisé, à abandonner Kano et le Kodokan.

Il faut ajouter que ces jujitsukas, tout en ayant protégé Kano et son dojo, se gardèrent bien de lui transmettre leurs techniques, étant liés par serment à ne pas les révéler.

Si bien qu’on ignore encore à ce jour (à part quelques maîtres de très haut niveau qui n’ont rien à voir avec le Kodokan) en quoi consistent certaines techniques qui avaient permis à Shiro Saigo (taille 1 mètre 50) de battre les défiants (le Yama arashi par exemple, dont aujourd’hui on donne plusieurs version différentes, chacune prétendant d’être l’«authentique»)

° ° °

A Jigoro Kano ne resta donc, pour essayer d’améliorer ses modestes connaissances en JuJitsu, et donc son Judo, qu’à envoyer quelques uns de ses élèves auprès des écoles de celle discipline.

Certains maîtres les refusèrent. D’autres, ne pouvant se soustraire (Jigoro Kano appartenait, je l’ai déjà dit, à une famille très puissante à la Cour) menèrent «en bateau» ces élèves ne leur enseignant pratiquement rien.

Typique le cas de Minoru Moshizuki (par la suite chef d’une école fondée dans l’après-guerre par lui-même, le Yoseikan Budo).

Lorsqu’il était un jeune élève de Kano, il fut envoyé par celui-ci au dojo de maître Ueshiba, à l’époque l’un de plus performants - et durs - de JuJitsu, dans la forme justement Daito ryu (Ueshiba n’avait pas encore mis au point l’aikido, forme stylisée qu’il élaborera, sans but de défense, à partir de ses technique à main nues contre sabre).

Au bout de six mois, Moshizuki demanda à maître Ueshiba pourquoi, pendant tout ces mois, il ne lui avait rien enseigné. «Parce que tu n’appartiens pas à ma famille» fut la réponse de Ueshiba «mais à celle de Jigoro Kano». «Qu’est ce que je dois faire pour appartenir à ta famille?» demanda alors Moshizuki. «Le seul moyen que je vois» répondit Ueshiba avec un soupçon d’ironie «serait de te marier avec ma fille...».

Moshitsuki comprit la musique et retourna au Kodokan, bredouille.

Cet épisode est authentique. Il a été reporté mot par mot, entre autres, par le fils de Minoru Moshizuki - Hiroo - dans une interview parue il y a une vingtaine d’années dans un hebdomadaire français.

Toujours dans la tentative d’améliorer ses modestes connaissances en JuJitsu, Kano activa l’influence de sa famille à la Cour pour faire exercer des pressions sur les grands maîtres de cet art réunis dans le Butokukai, l’organisme impérial japonais des arts martiaux.

Lesquels, non sans réticences, lui donnèrent enfin le célèbre Nage-no-kata de JuJitsu qui lui permit d’éblouir, dans ses «tournées», les autorités des différents pays occidentaux y compris des chefs d’état, en le présentant abusivement comme kata de Judo.

Après cela, Kano eut quelque mal à obtenir d’autres kata de ces maîtres...

Il faut ajouter que, lorsque le Judo de Kano fut accepté au Japon comme sport national, les maîtres de JuJitsu du Butokukai furent sollicités par le gouvernement à faire participer leurs élèves aux compétitions de Judo.

Ces maîtres, bon gré mal gré, mirent alors au point, grâce à leur savoir légendaire, un Judo bien plus efficace que celui de Kano. Si bien que, tant que le Butokukai exista - soit jusqu’à la fin de la 2e guerre mondiale - tous les championnats de Judo au Japon furent gagnés par des judokas du Butokukai et non pas du Kodokan.

Donc non seulement le Judo de Jigoro Kano n’était pas plus efficace du JuJitsu dans les affrontements en conditions réels, loin de là, mais même le Judo élaboré par les écoles de JuJitsu du Butokukai était bien plus efficace en compétition sportive que celui de Kano...

Ce qui n’est pas étonnant, vu l’énorme décalage de compétence existant entre les grands maîtres du Butokukai et Kano.

Cela donne la mesure de la manipulation opérée à ce sujet (non pas par Jigoro Kano, décédé bien avant, en 1938, par pneumonie, mais par des successeurs «plus royalistes que le roi») dont ce film devint l’un des véhicules.

° ° °

Il faut dire à ce sujet, en défense de Kurosawa, dont le talent de cinéaste n’est pas en discussion, que ce film, dont les tournage commença an 1943 lorsque le Japon était encore en guerre, subit par la suite, après la fin de la guerre et en pleine occupation américaine, quantité de manipulation forcées; jusqu’à attendre la forme connue actuellement, où le dénigrement des maîtres de JuJitsu arrangeait bien les occupants.

En fait, c’est bien connu, après le lancement des deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, l’empereur Hiro Hito, pour éviter la destruction de son peuple accepta, pour la première fois dans l’histoire du Japon, la reddition; et donna l’ordre à tous les Japonais de se rendre.

Mais les maîtres de JuJitsu du Butokukai, restés liés à l’éthique traditionnelle des samouraï, qui leur interdisait de se rendre, refusèrent.

Quant aux Américains, ils exigeaient que le Japon leur livre, au titre de réparation des dommages de guerre, certains secrets qu’il gardait jalousement: par exemple celui de la fabrication des perles artificielles et, surtout, ceux des «hauts» arts martiaux, notamment le ju-jitsu, qui les intéressait pour des raisons militaires.

Ils arrivèrent à obtenir le secret des perles mais, quant aux arts martiaux, ils se heurtèrent au refus des grands maîtres du Butokukai.

Ceux-ci, n’ayant pas accepté la reddition, considéraient toujours les Américains comme des ennemis, pas question donc de leur livrer des secrets militaires, cela étant ressenti comme de la haute trahison.

Ces maîtres donc, plutôt que faire tomber leur secrets entre les mains des Américains, préférèrent se donner la mort par suicide rituel (le seppuku, dit aussi hara-kiri) ou bien «disparaître» du Japon.

Et aux Américains il ne resta qu’imposer la suppression définitive du Butokukai, par un article spécifique du traité de paix.

On voit donc bien comment la dite version «forcée» du film, dénigrant les maîtres de JuJitsu, les arrangeait...

° ° °

Quant à Kano, sa valeur indéniable ne vient pas de ses connaissances en JuJitsu, bien modestes, mais de son intuition que les techniques de Kito ryu, ne comportant pas d’atemi - inefficaces contre un adversaire avec armure - se prêtaient tels quels à en tirer une discipline sportive pouvant donner au Japon un prestige international et un moyen de contacts et de pénétration dont à l’époque il avait fort besoin.

Après la disparition de Kano en 1938, pour éviter l’éclatement des rivalités entre les membres du Kodokan aspirants à sa succession, on nomma à sa place, comme président du Kodokan, son fils Risei, totalement incompétent en Judo ne l’ayant jamais pratiqué.

Cela permit aux enseignants du Kodokan un considérable détournement du Judo des principes techniques et éthiques posés par Kano - qu’il avait tirés du JuJitsu - jusqu’à la forme actuelle, bien éloignée de ce principes.

Les dirigeants du Kodokan succédés à Jigoro Kano, grâce au fait que les grands maître de JuJitsu avaient disparu avec le Butokukai, eurent donc tout l’aise de diffuser parmi les Occidentaux ignares la fable que... les élèves formés par Kano avaient battu les écoles de JuJitsu dans des affrontements réels, grâce au Judo; et que donc le Judo de Kano était plus efficace que le JuJitsu sur le terrain...

Fable soigneusement entretenue, même à ces jours, par certains milieux du Judo pour accréditer le concept, en réalité tout à fait faux, d’un Judo efficace aussi sur le terrain... et même plus efficace que le JuJitsu !

Tandis qu’il ne s’agit que d’un sport, avec toute les limitation que cela comporte, à ne surtout pas appliquer en défense réelle si on ne veut pas expérimenter de très cuisantes déceptions.

Pas étonnant que la fédération de Judo ait tenu à organiser une avant première de ce film...

Bon.

En m’excusant pour la longueur de cette lettre, due à l’opportunité de ne pas laisser aucune ombre sur ce sujet, je vous prie de bien vouloir la publier, comme contribution à une juste rectification de l’image de ces glorieux et dignes maîtres japonais de JuJitsu, voire pour une information correcte aux jeunes.

Vos lecteurs en général, et en particulier les jeunes pratiquant le Judo, le JuJitsu et d’autres arts martiaux ont le droit d’être informés convenablement, en dehors d’une manipulation qui s’est assez prolongée.

Je ne manquerai pas d’ailleurs d’insérer cette lettre dans la nouvelle édition de l’un de mes livres («Enquête sur le JuJitsu en France») avec votre éventuel commentaire.

En l’attente veuillez agréer, chers confrères, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.


Stefano Surace

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